XIX
L’ULTIME FACE-A-FACE

Bolitho tourna le dos aux bâtiments qui approchaient et pointa sa lunette sur le Spartan. Il plongeait dans une violente houle, le sloop tout près de sa poupe, à environ un mille de l’Hyperion. Il aperçut la silhouette élégante de Farquhar qui l’observait, puis il rabaissa sa lunette.

— Envoyez un signal au Spartan et au Dasher.

Les mains de Carlyon tremblaient tandis qu’il prenait son crayon et son ardoise.

— Attaquez et harcelez l’ennemi par l’arrière.

La rapidité avec laquelle Farquhar obtempéra, l’activité qu’il décela aussitôt sur le pont et les vergues du Spartan disaient assez le soulagement qui avait dû accueillir son ordre.

A l’inverse des deux-ponts, Farquhar n’avait pas besoin d’attendre d’échanger coup pour coup. En voyant ses voiles se gonfler et la toile se déployer sur ses vergues de perroquet, Bolitho sut qu’il se donnerait à fond.

En toute autre circonstance, c’eût été pure folie d’expédier de si frêles vaisseaux dans la bataille, mais comme l’avait fait remarquer Farquhar, l’ennemi n’avait plus de frégate, et de feintes attaques sur l’arrière des Français pourraient aider à créer une diversion momentanée.

— Le Dasher aussi, commandant ? murmura Inch.

Bolitho lui jeta un regard :

— Il ne saurait y avoir de spectateurs aujourd’hui.

On entendait des tirs de canon sporadiques. Il vit la batterie supérieure de la Tornade s’éclairer, léchée par de longues flammes orange. Mais le Spartan poursuivait sa course et dépassait bientôt l’avant bâbord de l’Hyperion. Son pavillon en corne flottant au vent, il hissa plus de toile encore et se dirigea vers l’autre extrémité de la ligne française.

Certains boulets frappaient violemment l’eau et soulevaient de grandes gerbes au-delà du navire. Mais le Spartan était une cible difficile, et de toute évidence sa manœuvre soudaine avait pris de court les Français.

Des pavillons furent hissés sur la Tornade, et les deux deux-ponts les plus à l’arrière commencèrent à s’écarter de la ligne, leurs huniers faseyant annonçant qu’ils viraient, non sans peine, vers la frégate anglaise.

Bolitho eut un sourire crispé. Le navire du trésor était pour Lequiller d’une importance capitale. Sans lui, sans sa cargaison et son équipage, cette bataille ne serait d’aucun intérêt ni pour lui ni pour son pays.

Quelques-uns des autres navires tiraient déjà. Le roulement discontinu indiquait que les canonniers ennemis tentaient de toucher les deux légers vaisseaux couronnés d’écume avant que ceux-ci ne parviennent à les dépasser.

Bolitho retint son souffle quand le sloop fut violemment ébranlé, sa coque basse cernée par des colonnes d’eau. Mais il résista, bien que son tape-cul et sa fortune carrée fussent déjà percés en une douzaine d’endroits. Un seul des boulets français aurait suffi à le réduire en miettes. Son commandant n’avait pas besoin d’encouragement pour hisser encore plus de voile et prendre plus de vitesse.

Bolitho se retourna et fixa le navire de tête de l’ennemi. Ils étaient presque à bord opposé, le trois-ponts venant à présent à moins d’une demi-encablure, légèrement sur tribord.

— Nous avons l’avantage du vent, murmura Inch.

— Et le vent est encore frais, monsieur Inch !

Bolitho leva les yeux lorsqu’un nouveau coup de canon retentit depuis la proue imposante de la Tornade : un boulet traversa la voile d’artimon juste au-dessus de sa tête.

— La fumée de nos bordées offrira une meilleure protection que notre vitesse.

Il posa la paume de sa main sur le plat de son épée.

— Tenez-vous prêts sur le pont principal !

Il vit les canonniers s’accroupir, le visage tendu par la concentration. Ils regardaient par les sabords ouverts, les mains telles des griffes, crispées sur les palans et les refouloirs. Ils paraissaient figés pour l’éternité. Il entendit qu’on répercutait la consigne de pont en pont, et essaya de ne pas penser à la batterie inférieure, à l’enfer qu’elle allait bientôt devenir, et à son neveu qui, en bas, endurait ce cauchemar bien réel.

Il vit les vergues de la Tornade pivoter et le navire changer légèrement de cap. Le commandant de Lequiller avait l’intention de longer au plus près la ligne de navires anglaise et de ne pas gaspiller un seul boulet. Bolitho observa le géant qui approchait, sa triple rangée de canons brillant sous le soleil. La batterie basse était composée de pièces de trente-deux.

Il leva sa main gauche très lentement. Il pouvait presque sentir Gossett se raidir. Il se força à attendre jusqu’à ce que les voiles de l’ennemi eussent repris le vent et lança :

— Tribord toute !

Il perçut la vibration frénétique de la roue, puis le beaupré se mit à osciller, avant de pointer droit sur la figure de proue du bâtiment ennemi.

— Comme ça !

Il frappa la lisse, sa voix était stridente mais contrôlée.

— Maintenant, Gossett ! Reprenez le cap !

Le gouvernail grinça de nouveau : sur le pont principal, les hommes se précipitaient vers les manœuvres, pendant qu’au-dessus de leurs têtes les vergues gémissaient et protestaient de toute leur tension. Il courut jusqu’au bastingage et observa le vaisseau amiral français. Le navire s’écartait, son commandant ayant un instant cru que les deux navires allaient se heurter de plein fouet.

Il hurla :

— Envoyez une pleine bordée !

Stepkyne abaissa son épée, et cria :

— Feu !

Les canons roulèrent sous l’effet du recul ; Bolitho eut l’impression que le fracas des explosions pénétrait dans sa tête avec la force d’une balle de mousquet. Il scruta l’épaisse fumée et entendit les boulets toucher au but.

La fumée, brusquement dispersée par un coup de vent, se dissipa, vira à l’écarlate puis à l’orange. Une pluie de projectiles s’abattit sur l’Hyperion : les canonniers de la Tornade venaient de reprendre leurs esprits et ouvraient le feu à leur tour.

Un boulet transperça le pavois et alla fracasser une pièce de neuf sur le bord opposé. Bolitho chancela et se retint au bastingage. Il entendit les cris et les hurlements redoubler sous une autre salve qui ébranla le navire de l’étrave à la poupe.

Au-dessus des panaches tourbillonnants, il entrevoyait les mâts du vaisseau français et les éclairs que lançaient les armes des tireurs d’élite invisibles dans les hauts. Il retint son souffle, laissant les secondes s’écouler, alors que la deuxième bordée de l’Hyperion secouait le pont en dessous de lui, comme si le navire avait percuté un récif.

— Vivement, monsieur Roth ! hurla-t-il.

La suite se perdit dans le fracas des pièces de neuf de la dunette, cabrées dans leurs arrêts. Les aboiements assourdissants des canons ajoutaient encore au vacarme et à la confusion.

Des balles de mousquets vinrent se loger dans le pont. Sous les yeux de Bolitho, un fusilier tituba tel un homme ivre, se tenant le ventre, les yeux fermés, et atteignit le bastingage. Il bascula la tête la première dans les filets.

Mais les mâts de hune de la Tornade avaient déjà dépassé la dunette du navire anglais. La batterie inférieure de l’Hyperion fit feu de nouveau et il vit les boulets s’écraser contre la muraille du trois-ponts, projetant les haubans cisaillés et une pluie d’éclats au-dessus des sabords ourlés de fumée.

Le deuxième vaisseau approchait : un deux-ponts dont la proue représentait un guerrier romain. Sa pièce de chasse tirait aveuglément à travers la fumée ; il cherchait d’évidence à garder son poste, dans le sillage du vaisseau amiral.

Bolitho mit ses mains en porte-voix :

— Ouvrez le feu dès que les canons seront parés, Stepkyne !

Il vit le lieutenant s’accroupir près de l’affût qui commandait les salves, la main sur l’épaule du chef de pièce.

Des tirs redoublés retentirent sur son arrière, et Bolitho sut que l’Hermes était en train d’engager à son tour le vaisseau amiral ; mais quand il jeta un regard par-dessus le bastingage, il ne put apercevoir que les mâts de hune, tout le reste disparaissant dans la fumée.

— Feu !

Les canons du pont principal prirent en enfilade le deuxième bâtiment. Il pouvait entendre les cris de joie et les imprécations des hommes qui se jetaient sur leurs palans. La sueur faisait briller leur corps noircis par la fumée pendant qu’ils écouvillonnaient les canons et rechargeaient.

Bolitho sentit la coque trembler sous ses pieds. Il tressaillit lorsque d’autres boulets s’écrasèrent contre les bords du navire, projetant des éclats de bois, traversant les sabords et déchiquetant les canonniers dans la batterie. Un canon fut projeté en l’air et vint s’écraser sur l’un de ses servants qui se mit à hurler et à se tordre de douleur. Mais les cris se perdirent dans le tonnerre et le fracas de la bordée suivante. Bolitho oublia l’horrible scène quand il aperçut le mât de misaine du deux-ponts qui commençait à céder et à s’enfoncer dans la fumée.

Il empoigna le bras d’Inch. Le lieutenant sursauta, comme frappé par une balle.

— Les caronades !

Il n’eut rien à ajouter et vit Inch brandir son porte-voix vers les silhouettes voûtées du gaillard d’avant. Le grondement sourd d’une caronade chassa la fumée vers le pont principal. L’énorme boulet explosa juste sous la poupe du français. Quand le vent dissipa la fumée, Bolitho constata que la barre et le barreur avaient disparu et que la poupe du français semblait avoir été dévastée par un raz de marée.

Le vaisseau désemparé, sans personne pour le diriger, se mit à rouler vent arrière, son pavillon de poupe tricolore battant désespérément au-dessus de la fumée.

La deuxième caronade fit feu. Bolitho entendit un cri de joie lorsque le boulet explosa dans la cabine arrière, juste au-dessus du nom Cato, semant la mort parmi les quelques tireurs d’élite qui essayaient encore de toucher la dunette de l’Hyperion. Il pouvait imaginer le massacre qu’avait causé ce dernier coup, fauchant les canonniers et ajoutant encore, s’il se pouvait, à la confusion qui régnait sur la poupe ravagée.

Il voyait un fusilier faire des signes de la main depuis le pont avant. Lorsqu’il se précipita vers le côté au vent, il entrevit une forme sombre, couverte d’algues vertes, qui passait le long de l’étrave bâbord comme un grotesque monstre des mers.

— Dieu tout-puissant ! Le Dasher ! hurla Inch d’une voix rauque.

Bolitho le repoussa de la main. Les mâts de hune et les voiles brassées du troisième navire apparaissaient déjà au-dessus de la fumée. Une salve avait dû atteindre le sloop. Ou peut-être était-il passé trop près du bâtiment espagnol à bord duquel se trouvait le trésor. On ne distinguait plus qu’une quille renversée entourée de débris flottant au hasard parmi flots tourmentés.

— Soyez parés ! lança sèchement Bolitho.

Il sourit presque malgré lui. Il n’avait conscience de rien, sinon de sa détermination.

Une voix hurla :

— Navire au vent !

La fumée tourbillonna sur le travers. Il put alors distinguer sur bâbord avant le deux-ponts qui se dirigeait vers lui, ses voiles mises à contre. C’était un des vaisseaux chargés de protéger le San Leandro. Quand il vit les longues flammes orange sortir des canons de la batterie haute, il sut qu’il aurait à engager les deux navires à la fois.

La salve déchira les œuvres vives au-dessus de lui, et des pans entiers du gréement tombèrent dans les filets. Un homme chuta du mât d’artimon et s’écrasa violemment sur la culasse d’une pièce de neuf. Bolitho entendit ses côtes craquer, telle une corbeille d’osier foulée au pied. Un rictus d’agonie se dessina sur le visage de l’homme lorsque les marins le dégagèrent.

— Batterie bâbord, soyez parés !

Il était enroué à force de crier ; sa gorge lui faisait mal.

— Soyez prêts à leur montrer ce que nous avons dans le ventre, les gars !

Il leva son épée en direction des canonniers. Plusieurs d’entre eux lui souriaient, leurs dents soudain toutes blanches dans la crasse qui leur maculait le visage.

— Feu !

Les canons sur bâbord tiraient pour la première fois. Les boulets ramés allèrent s’écraser dans un bruit de tonnerre contre l’étrave et les flancs du nouvel arrivant. Bolitho observa froidement le mât de misaine ennemi et le grand perroquet qui s’effondraient dans la fumée, et cria :

— Monsieur Stepkyne ! Tous les hommes disponibles à la coursive bâbord !

Stepkyne, tête nue, regardait fixement Bolitho d’un air sidéré.

— Repoussez les assaillants !

Il agitait son épée, tandis que le navire français s’approchait lentement de l’étrave par bâbord.

Le troisième vaisseau de ligne se présentait maintenant par le travers, mais avait viré de bord un peu plus tard que ses prédécesseurs. On eût dit qu’il flottait sur le nuage de fumée qui ceinturait l’Hyperion. Un pâle rayon fit briller sa figure de proue, son ancre caponnée, et il lâcha sa bordée ; l’onde de choc provoquée par la double salve déchira l’air avec la puissance d’un ouragan.

Le pont se cabra et chancela sous ses pieds, et Bolitho tomba à la renverse, suffoquant et crachant. Des hommes criaient et hurlaient tout autour de lui. Il leva les yeux alors que le commandant Dawson roulait sur le pont. Du sang jaillissait de sa bouche, et l’un de ses yeux pendait d’une façon grotesque sur sa joue.

Quand il reprit ses esprits, Bolitho entendit les fusiliers marins qui s’interpellaient, tiraient et rechargeaient, rivalisant avec leurs camarades qui, dans les hauts, tentaient d’abattre les tireurs d’élite français.

— Ces salopards nous prennent à l’abordage ! cria Inch.

Bolitho se traîna jusqu’au bastingage et sentit l’embardée de l’Hyperion quand l’autre deux-ponts s’appuya sur son pavois de proue. La batterie bâbord tirait presque sans discontinuer, et les boulets s’écrasaient contre la coque ennemie presque à bout portant. Mais les assaillants et ses propres hommes en venaient déjà aux mains : par-delà le bossoir, il pouvait voir briller les lames d’acier et, de temps en temps, percevait l’éclair d’un coup de pistolet.

— Tous les fusiliers sur l’avant !

Les tuniques rouges se ruèrent à l’attaque, le renversant presque sur leur passage. Les baïonnettes luisaient parmi les éclairs allumés par une nouvelle salve du français.

— L’artimon ! Il s’effondre ! hurla Inch.

Bolitho leva les yeux, puis poussa brusquement Inch contre le bastingage, pour le mettre à l’abri de la flèche du mât, qui venait avec tout son gréement de s’écraser sur le côté bâbord. Des hommes tombaient et agonisaient ; leur sang ruisselait sur le pont. D’autres restaient prisonniers des agrès, mais leurs cris étaient couverts par le bruit assourdissant des canons de l’Hyperion.

Tomlin l’avait rejoint avec ses hommes ; leurs visages étaient sévères et déterminés. Ils commencèrent à coups de hache à nettoyer le pont des débris qui l’encombraient, insensibles aux suppliques et aux cris des matelots coincés sous le mât brisé. Quand, enfin dégagé, celui-ci tomba dans l’eau, Tomlin fit un geste de sa hache et ses hommes jetèrent par-dessus bord les corps mutilés des victimes. Des matelots traînaient les blessés, malgré leurs protestations, et les descendaient par l’écoutille principale jusqu’à l’enfer du faux-pont.

Bolitho leva la tête ; la fumée lui piquait les yeux. Privé de la pointe de son mât avec tous ses espars, le navire paraissait dénudé et vulnérable. Hors de lui, il courut jusqu’au bord au vent pour essayer de discerner le vaisseau toujours bloqué par son étrave.

Les tuniques rouges y étaient maintenant déployées. Les flots tourmentés entre les deux coques charriaient de nombreux corps tombés ; il était impossible de savoir s’il s’agissait de morts ou de blessés. Les épées s’entrechoquaient au-dessus du bastingage et, çà et là, un homme s’effondrait dans la mêlée, ou était poussé par-dessus bord.

Stepkyne tenait les assaillants à distance, bien que le commandant français eût fait le choix de laisser les canons sans servants pour mieux écraser l’ennemi sous le nombre. Il en payait à présent le prix. Les pièces de vingt-quatre de l’Hyperion tiraient sans interruption contre le bas de sa coque, sans qu’il y eût de riposte du côté français. Mais le feu des mousquets se révélait redoutable et précis, à en juger par toute cette chair que Bolitho voyait s’entasser sur le pont principal autour de plus d’un canon.

Il saisit la manche de Roth :

— Abattez les tireurs d’élite, pour l’amour de Dieu !

Roth acquiesça, le visage fermé, et se précipita le long de la coursive bâbord pour crier ses ordres aux tireurs juchés dans les hauts.

Il avait à peine fait quelques pas qu’il reçut une volée de plomb dans la poitrine. Son corps fut soulevé comme un vulgaire chiffon réduit à l’état de lambeaux ensanglantés, puis rebondit dans les filets, le visage tourné vers le ciel.

Le ton de Bolitho se fit cassant :

— Gascoigne ! Plus vite que ça !

Il suivit des yeux le jeune aspirant faisant fonction de lieutenant, qui escaladait les filets et se lançait déjà dans les haubans. Une pensée traversa son esprit hagard : « Dire que c’est encore un enfant !… »

Inch, une main sur la tête, regardait bêtement son chapeau s’envoler par-dessus la lisse. Bolitho esquissa un sourire.

— Ne restez pas là, Inch ! Vous voulez vous faire tirer comme un lapin, ou quoi ?

— Diable !

Allday se jeta en avant, son sabre d’abordage levé, tandis qu’une poignée de marins français se dirigeait vers la poupe. A leur tête accourait un jeune lieutenant, l’épée haute, un pistolet pointé en direction de la dunette.

Le craquement aigu de la couleuvrine installée dans les hunes du mât principal fit hésiter quelques hommes. Lorsqu’une salve balaya la plupart de ceux qui s’élançaient à l’abordage, le lieutenant brandit son sabre et chargea à corps perdu vers la poupe. Il aperçut Bolitho et marqua un temps d’arrêt, tenant d’une main ferme son pistolet pointé sur lui.

Allday se rua vers la coursive mais recula quand il vit Tomlin, jurant et pestant, lancer une hache de toutes ses forces. La lame s’enfonça dans la poitrine du lieutenant français. Il s’effondra au milieu de ses hommes, fixant l’arme redoutable fichée en lui comme un coin dans un arbre. Les autres, arrêtés dans leur élan, se replièrent vers leurs camarades. Mais ils se heurtèrent à quelques fusiliers ivres de combat.

Bolitho détourna son regard des baïonnettes étincelantes et du sang qui, telle une pluie écarlate, éclaboussait les canonniers sous le passavant.

— Faites envoyer un autre pavillon, Carlyon !

Il ajouta sèchement, voyant que l’aspirant se mettait à courir.

— Doucement, monsieur Carlyon.

L’autre leva les yeux vers lui, le visage pâle comme la mort.

— … ainsi qu’il sied à un officier du roi, précisa Bolitho.

Des cris d’horreur retentirent à l’avant, les haches étincelèrent, et il remarqua que le deux-ponts ennemi commençait à bouger imperceptiblement le long de l’étrave de l’Hyperion. La batterie basse avait dû déchirer sa coque de part en part.

Bolitho se précipita sur le passavant et, faisant signe aux canonniers, leva son sabre :

— Allez, les gars ! Saluez-le au passage !

Les matelots retournèrent à leurs pièces, s’interrompant seulement pour traîner sur le côté les cadavres et les blessés qui gémissaient, et se jetèrent sur les palans avec des forces redoublées.

Bolitho demeurait immobile, attendant que les chefs de pièce, l’un après l’autre, levassent la main. Plus de la moitié de la batterie bâbord avait été rendue inutilisable, ou avait perdu tant de servants qu’elle en avait été réduite au silence. Il fallait donc que la salve fût décisive. Il vit le vaisseau filer en dérivant, l’Hyperion pour sa part progressant à grand-peine, poussé par sa voilure en lambeaux vers le dernier deux-ponts français, envoyé pour protéger le San Leandro de Perez. Il pouvait voir, sur la dunette du bâtiment qui dérivait contre son bord, les morts et les blessés entassés autour des canons, ainsi que de larges déchirures dans la poupe et le flanc engagé. Sur l’échelle sculptée du gaillard d’arrière, un officier se retenait au bastingage, une jambe tordue sous lui comme celle d’une poupée désarticulée. Ce ne pouvait être que le commandant du navire.

— Feu !

Le hasard voulut que les deux vaisseaux fissent feu simultanément, puis, quand la fumée retomba en lourdes volutes sous les sabords, aveuglant les hommes qui se déplaçaient à tâtons, étouffant, jurant et se précipitant sur les écouvillons, Bolitho aperçut les mâts d’artimon et de misaine de l’ennemi plongeant avec un bel ensemble dans la mer.

— Deux navires sévèrement endommagés, commandant ! cria Inch. Et ce bâtard ne tiendra pas jusqu’à l’aube si la mer vient à se creuser !

De sa manche, Bolitho essuya ses yeux brûlants et distingua la silhouette de la dernière escorte qui se dégageait de la nuée. Ses canons tiraient déjà tandis qu’elle virait de bord devant la proue de l’Hyperion. Bolitho lança un rugissement féroce. Il ne restait quasi plus un seul canon en état, et, même mal ajustée, la bordée de l’adversaire serait fatale. Il sursauta : un énorme boulet transperça le pavois et sema la mort parmi les hommes de la pièce de neuf qui tenait encore sur bâbord.

Les silhouettes accroupies des marins portant catogans, nus jusqu’à la taille, évoquaient un groupe de statues ou un coin de tableau représentant quelque combat mythologique. Quand la fumée se déchira brusquement, Bolitho dut contenir sa nausée : il détacha son regard de l’enchevêtrement de membres et de chairs à ses pieds, masse sanglante où pointaient des os, luisant comme de blanches canines.

Les hommes de Trudgeon s’activaient sans relâche : ils traînaient les blessés qui hurlaient, et les injuriaient pour les faire taire. Il remarqua Carlyon, courbé en deux, qui vomissait sur les dalots.

— Allons, je craignais bien pire, commandant ! constata calmement Allday.

Mais à cet instant le bâtiment français recommençait à faire feu. Son commandant n’avait aucunement l’intention de venir aux prises avec un vaisseau qui avait déjà mis hors de combat deux de ses conserves en n’ayant perdu dans l’affaire que le haut de son artimon. Il voulait virer sous le vent, cracher prudemment une autre bordée contre le navire anglais, puis se retirer.

Le métal hurlant remplissait les airs, le pont semblait grouiller d’une vie obscure, des éclats de bois volaient, les corps en charpie donnaient l’impression d’avoir été déchiquetés par une bête enragée. Bolitho, les dents serrées, vit frémir la flèche de misaine, et le haut du mât, après une hésitation, vint s’écraser de toute sa masse sur le gaillard d’avant bondé. Le vent gonfla les quelques voiles qui restaient au navire, qui fit une embardée. Il pouvait entendre à l’avant les cris stridents des hommes piégés sous le poids des espars et les agrès. Matelots et fusiliers qui, quelques secondes plus tôt, mitraillaient l’ennemi, avaient été réduits en bouillie sur le pont lacéré, et nombre d’entre eux avaient volé par-dessus bord.

Tomlin et ses hommes progressaient de plus en plus difficilement sur le pont dévasté. Réduits à une poignée, ils tentaient tant bien que mal de se frayer un passage parmi les débris.

— Voilà l’Hermes ! tonna Inch.

Bolitho gagna le côté tribord. Il tenta de se hisser par-dessus le bastingage, et sentit ses pieds glisser dans le sang, sur les chairs écrasées. L’Hermes avait perdu sa misaine, mais continuait à arroser de ses canons un deux-ponts français. Il pouvait voir les boulets s’enfoncer dans la coque du bâtiment ennemi, le long de la ligne de flottaison.

Plus loin derrière, la fumée était si dense qu’il était impossible de distinguer ses amis de ses ennemis, mais les canons ne désarmaient pas, et il savait que Herrick continuait de son côté à se battre.

Il sentit Inch le tirer par la manche. Affolé, les yeux emplis d’effroi, il pointait le doigt vers une silhouette floue.

— Commandant ! La Tornade a viré de bord ! Il a distancé l’Hermes et vient sur nous !

La lourde fumée se dissipa, et Bolitho put voir le mât de beaupré tendu vers l’avant et la figure de proue de l’imposant vaisseau de cent canons. Malgré le bruit et la confusion qui régnaient de tous côtés, il ne put s’empêcher d’admirer l’habileté du commandant français ; la Tornade vira presque dans le lit du vent et tira méthodiquement une salve meurtrière sur la poupe de l’Hermes.

L’Hyperion se trouvait à deux encablures. Mais malgré la distance Bolitho ne perdait rien de l’effroyable bombardement qui dévastait le navire : les boulets percutaient la coque sur toute sa longueur. Le vaisseau était devenu un véritable enfer. Les gros boulets de trente-deux devaient avoir sectionné le grand mât à sa base, car il était en train de s’affaisser d’une seule pièce, entraînant la hune et les vergues où des hommes se débattaient avant de choir à leur tour, tandis que le pavillon de tête de mât claquait une dernière fois au vent d’un air de défi.

Le pont principal vomissait une fumée noire qui semblait crachée par d’énormes soufflets. Horrifiés, les canonniers de l’Hyperion observaient d’un œil fixe l’arrière du vaisseau ami quand l’air fut à nouveau déchiré par une explosion assourdissante. La Tornade s’était éloignée et, sans difficulté, fondait déjà sur la hanche bâbord de l’Hyperion.

L’explosion, qui venait probablement de la soute, avait pratiquement coupé l’Hermes en deux. Au milieu, un énorme brasier montait vers le ciel, consumant d’une seule flambée le mât de misaine et ce qui restait des voiles. On eût dit un dragon d’apocalypse.

Une explosion, puis une autre encore firent trembler la coque dévastée, et en quelques minutes, l’Hermes chavira. Le navire commençait à plonger dans les flots : Bolitho pouvait voir l’eau s’engouffrer par les sabords inférieurs. Sur les ponts en flammes, les rares survivants couraient éperdus dans toutes les directions, les uns transformés en torches humaines, les autres rendus fous par la terreur. Les sabords rougeoyants ressemblaient à autant d’yeux rouges. Et puis la mer déferla dans la coque, et l’immense carcasse fut engloutie dans les eaux bouillonnantes jonchées de débris.

Un des timoniers avait abandonné la roue pour observer ce qui se passait. Il tomba à genoux, se signa, et gémit :

— Jésus ! Oh, doux Jésus !

Gossett, une main cachée sous un bandage ensanglanté le releva et aboya :

— Nous ne sommes pas une chapelle flottante ! Retournez à votre poste ou je vous transforme en chair à saucisse !

Bolitho se retourna et aboya :

— Dégagez les bossoirs !

Et comme Inch fixait encore les ruines de l’épave :

— Allez plutôt sur l’avant et veillez à activer ! Ce navire sera bientôt sur nous !

Il se retourna pour regarder la Tornade qui virait. Son hunier portait encore les traces du dernier assaut. Elle avait l’avantage du vent cette fois-ci, et se préparait à rattraper l’Hyperion déjà fort malmené, pour le forcer à se rendre.

Bolitho se rendit compte qu’il pouvait, quasiment sans le moindre émoi, observer son approche. La confrontation était imminente. Ils avaient causé tant de dégâts à la flotte de Lequiller qu’il était improbable que celui-ci puisse à présent mener son plan à bien.

Au loin, il entendait les détonations sèches des canons du Spartan, et comprit que Farquhar devait jouer au chat et à la souris avec le San Leandro. C’était une action courageuse. Il contempla son propre bateau, et se sentit comme poignardé en plein cœur.

Morts et mourants s’entassaient de tous côtés, et comme les survivants s’employaient à débarrasser le navire de ses débris, plus aucun canon n’était servi comme il aurait fallu.

Il porta alors son regard vers le grand mât où son nouveau pavillon claquait au-dessus de la fumée. Lequiller était probablement en train de l’observer, lui aussi. Il devait se rappeler ce même navire qui avait mouillé dans l’estuaire de la Gironde, seul contre plusieurs, afin de l’empêcher de prendre le large. Maintenant, ils se rencontraient à nouveau, pour l’ultime face-à-face.

Bolitho se mit à arpenter lentement le pont endommagé, le menton sur la poitrine. Cette fois-ci, l’Hyperion était là pour empêcher son retour à terre. Il leva les yeux au ciel, alarmé, comme si quelqu’un avait exprimé ses pensées à voix haute. Il cria d’une voix rauque :

— En avant, monsieur Inch !

Et à l’adresse de Gossett :

— Va-t-il répondre aux ordres de la barre ?

Le maître se frotta le menton :

— Ça s'peut, commandant.

Bolitho le fixa froidement.

— Il n’y a pas de ça s'peut qui tienne, monsieur Gossett ! Je veux juste un peu de vitesse, voilà tout !

Gossett fit un signe de tête, son lourd visage marqué par la fatigue et l’inquiétude. Bolitho se précipita aussitôt vers l’échelle et gagna le pont principal. En haut de l’écoutille, il cria :

— Monsieur Beauclerk !

Il attendit ; un aspirant le regarda, l’air dépité.

— M. Beauclerk est mort, commandant.

Le garçon frissonna, mais ajouta d’une voix ferme :

— M. Pascœ et moi le remplaçons.

Bolitho leva les yeux vers les hunes, cherchant Gascoigne du regard. Mais il n’avait pas le temps. Il lui fallait retrouver sa clarté d’esprit. Deux garçons, seulement deux garçons aux commandes de cet enfer clos et assourdissant !

— Très bien, monsieur Penrose, dit-il calmement. Envoyez tous les canonniers de tribord sur le pont au pas de course ! Ensuite, chargez et doublez les tirs sur bâbord.

Il marqua un temps d’arrêt puis ajouta :

— Pensez-vous en être capable ?

Le garçon acquiesça, le regard décidé.

— Oui, commandant !

Inch accourait à grands pas.

— Cela prendra un quart d’heure, commandant.

— Bien.

Bolitho regarda par-dessous les filets déchirés du bastingage et aperçut le perroquet du français largement sur le quart bâbord. Il allait doucement mais sûrement vers la rencontre finale.

— Nous n’avons plus le temps, monsieur Inch.

L’atmosphère paraissait étrangement calme.

— Rassemblez tous les hommes disponibles ; qu’ils se mettent sous le pavois. J’en veux cinquante à l’arrière, dans le carré et la cabine.

Inch observait le perroquet de l’autre vaisseau et la marque du vice-amiral. Bolitho continua de la même voix atone :

— Nous allons le prendre à l’abordage.

Il croisa le regard de son second et lui dit :

— C’est notre seul espoir.

Il lui tapa alors sur l’épaule et lui lança un large sourire.

— Allons donc, un peu d’enthousiasme !

Il courut vers la plage arrière encombrée de débris, près des canons où se tenait Allday, sabre d’abordage en main.

Un boulet siffla et déchira le perroquet, faisant tomber un marin de son poste dans les hauts jusque dans les filets, où il se retrouva les bras en croix.

— Attendez, monsieur Gossett ! fit Bolitho.

Il ne se retourna pas quand les matelots et fusiliers s’engouffrèrent dans le gaillard d’arrière. Pendant ce temps, d’autres, sur le pont au-dessous d’eux, se hâtaient vers le carré des officiers.

Le gaillard d’arrière empêchait Gossett de voir l’ennemi. Il observait le visage de Bolitho avec autant d’effroi que d’admiration. Inch s’accrocha à une échelle :

— Le voilà !

Le bâton de foc dépassait déjà la fenêtre arrière, et, tandis que le navire commençait à les doubler, Bolitho put compter les hommes perchés dans la mâture. Ils ouvrirent le feu avec un parfait ensemble, essayant de repérer les officiers de l’Hyperion. La couleuvrine tira à nouveau ; Bolitho entendit Gascoigne pousser des acclamations : le boulet creux venait de détruire la barricade de bois qui entourait la hune de misaine de l’ennemi, faisant tomber les tireurs comme des oiseaux de leur branche.

Les trois premiers canons d’une des batteries de la Tornade crachèrent des flammes. Bolitho sentit les boulets fracasser son navire et il serra les dents. Les bordées successives devaient répandre le carnage et la terreur parmi les servants de la batterie basse.

— Nous ne pourrons pas tenir bien longtemps, commandant, marmonna Gossett.

— Il le faudra bien !

Il sursauta : un boulet venait de renverser des hommes qui transportaient un de leurs camarades blessé vers l’écoutille principale et les déchiqueta sous ses yeux. Avec stupeur, un vieux marin fixait le pont où ses mains gisaient au milieu d’une mare de sang, pareilles à deux gants déchirés.

La Tornade tira à nouveau. Au grondement de tonnerre de la bordée répondit le vacarme infernal des boulets qui déchiraient la muraille et les ponts supérieurs de l’Hyperion.

— Maintenant, monsieur Gossett ! A gauche toute ! s’écria Bolitho.

Il vit un quartier-maître tomber en se tordant de douleur, poussant des cris aigus. Bolitho jeta tout son poids sur la roue. Il sentait les poignées de la barre lui échapper, comme si le navire essayait de se venger de ceux qui le laissaient détruire. Il cria :

— Virez ! Embarquez, les gars !

Il distinguait parfaitement le navire français, maintenant bord à bord, à moins de trente pieds d’eux, crachant salve sur salve, ne laissant même pas le temps à la fumée de se dissiper. La batterie basse leur répondait, mais ses bordées sporadiques se perdaient dans le grondement terrible du pilonnage de l’ennemi.

Des hommes agitaient leurs armes et criaient depuis le gaillard d’arrière du vaisseau amiral, et il en vit d’autres le désigner aux tireurs perchés dans les hauts. Inch murmura avec inquiétude :

— Oh, mon Dieu, nous avons notre compte…

Il s’interrompit et porta la main à son épaule, le visage tordu de douleur.

Bolitho l’appuya contre le gouvernail :

— Où êtes-vous touché ?

Il déchira son manteau et vit le sang lui ruisseler sur la poitrine.

— Mon Dieu ! murmura Inch.

Bolitho appela :

— Monsieur Carlyon !

Le garçon accourut.

— Occupez-vous du premier lieutenant, ordonna-t-il – puis plus calmement : Ne bougez pas, Inch.

Il fila comme un trait en criant :

— Gardez la barre toute à gauche !

Il passa en courant devant le timonier, sourd aux cris et aux craquements qui l’entouraient de partout, et se rua vers la cabine de poupe. Déconcerté à la vue de ses cloisons noircies, des trous béants ouverts par les boulets français, il s’arrêta. C’est à peine s’il parvenait à distinguer ceux qui s’entassaient là, tant la cabine était envahie de fumée.

Percé en une douzaine d’endroits sous la ligne de flottaison, le bâtiment s’alourdissait, mais il répondait encore. Il avait toutes les peines du monde à s’écarter de son agresseur et, virant de bord, à ramener dans sa lancée son arrière meurtri vers celui du trois-ponts.

Bolitho fracassa d’un coup de pied la fenêtre la plus proche, le sabre à la main, les yeux flamboyants. C’est alors qu’il reconnut son frère et Pascœ parmi sa petite troupe, et une main d’angoisse l’étreignit.

Il s’entendit crier :

— Maintenant, les gars ! C’est le moment de régler leur compte à ces fils de chiens !

Il manqua de tomber à l’eau lorsque les deux bâtiments se touchèrent dans un terrible fracas, mais après un temps d’arrêt, il bondit sur le gaillard d’arrière de la Tornade, et s’y accrocha de toutes ses forces, pendant que les autres se lançaient à l’abordage en hurlant comme des fous. En contrebas, il eut le temps d’apercevoir Stepkyne conduire ses hommes à l’assaut. L’un d’eux tomba à l’eau entre les deux murailles.

Les canons aboyaient, et des hommes hurlaient de douleur ; les deux navires faisaient gémir leurs membrures. Bolitho se jeta à travers une fenêtre et atterrit dans une cabine déserte, sabre au clair, saoulé par le vacarme ambiant.

Une porte leur barrait le chemin. Un second maître l’ouvrit d’un coup de pied. Il s’écroula, atteint d’une balle de pistolet tirée par un aspirant français qui fut abattu à son tour, au couteau. Ils purent dès lors gagner l’imposante dunette de la Tornade.

Bolitho fut cloué un court instant contre une échelle par des matelots effrayés par cette contre-attaque surprise, mais ses hommes l’ayant rejoint, la mêlée se fit générale. Il se dégagea des lames qui le menaçaient, et n’eut plus qu’une idée en tête : atteindre la rambarde, où se pavanait un bicorne lacé d’or, entouré par un groupe d’officiers et quelques matelots en armes.

Quand la fumée fut dissipée, il vit son navire à couple, retenu par des grappins qui pouvaient aussi bien avoir été lancés par ses ennemis que par ses propres hommes. L’Hyperion paraissait minuscule, presque irréel. Il se retourna pour parer un coup de sabre d’abordage et aperçut le grand mât qui tombait par-dessus bord, laissant le navire découvert, comme une coque donnant de la bande au milieu d’un chantier naval oublié.

Il n’entendit même pas le mât tomber. Il n’était conscient que des visages et des regards pris de folie, des cris et des jurons assourdissants, du cliquetis du métal et de la détermination féroce qui animait ses hommes.

Mais leur combat était vain. Pas à pas, ils étaient contraints de se replier vers la poupe, alors que des marins en armes arrivaient en renfort des batteries, et que d’autres tiraient au jugé depuis les hauts, sur ami comme sur ennemi, dans leur effort désespéré pour débarrasser leur navire des assaillants.

Une silhouette apparut à ses côtés : c’était Pascœ. Il tenta de l’arrêter, mais déjà un lieutenant français lui arrachait son épée et en abattait le pommeau avec force contre sa tempe, le pliant à genoux. Partout alentour, flamberge au vent, on rompait, on esquivait. Pascœ l’aida à se remettre debout. Se détachant contre le ciel, un second maître français se tenait presque immobile, un pistolet pointé sur l’épaule du jeune garçon.

Une silhouette s’interposa au moment où le coup de feu partait. Quand l’homme roula contre lui, Bolitho vit que c’était son frère.

Suffoquant, il ramassa son épée qui traînait à ses pieds et allongea une botte qui entailla le visage du second maître jusqu’à l’oreille. Tandis que l’homme reculait en hurlant, Bolitho abattit le lieutenant français, le repoussant sur le côté avant même qu’il ne s’effondrât. Il lança dans un souffle :

— Occupez-vous de lui, Pascœ. Amenez-le à l’arrière.

Allday était à ses côtés, portant dans tous les sens des coups d’épée d’une impitoyable précision. Des hommes hurlaient et mouraient, mais le pont était tellement encombré qu’il était impossible de dénombrer les victimes. C’était, de part et d’autre, un combat sans merci. Bolitho se lança vers l’avant, à peine conscient que ses hommes, une fois de plus, le suivaient. Il porta un coup au visage d’un assaillant et enfonça son épée entre les omoplates d’un officier qui tentait de se frayer un passage au beau milieu d’une masse d’hommes agglutinés un peu plus loin.

Il avait perdu son chapeau, et se sentait meurtri, brisé, comme s’il avait reçu une volée de coups. Mais par-delà le combat, c’est l’image de son frère qu’il gardait à l’esprit, l’image de son dernier geste : quand il s’était interposé pour protéger son fils, et peut-être Bolitho lui-même.

Un homme portant un uniforme de capitaine de vaisseau, une plaie béante au front, l’apostrophait par-dessus la mêlée et Bolitho le regardait fixement, essayant de comprendre ce qu’il lui disait.

— Rendez-vous ! Vous êtes vaincus ! criait le commandant français.

Puis il s’effondra, transpercé par la baïonnette d’un fusilier à la tunique rouge.

— Vaincus ! aboya Bolitho. Amenez leur pavillon !

Il vit un homme courir jusqu’au mât et trancher la drisse de son coutelas, puis s’écrouler, frappé à mort. Le grand drapeau tricolore s’abattit et le recouvrit tel un linceul.

Stepkyne progressait aux côtés d’Allday ; il croisait le fer avec un officier français. Il leva le bras, puis poussa un cri de douleur ; un homme, passant sous sa garde, lui avait enfoncé son poignard dans le ventre. L’homme continua sa course, trop hébété pour se rendre compte de ce qu’il venait de faire ou savoir où il allait. Un matelot portant catogan le regarda s’approcher et l’abattit d’un coup de couteau à la gorge sans montrer plus d’émotion qu’un garde-chasse tirant un vulgaire lapin.

Bolitho s’appuya contre le bastingage, aveuglé par la sueur. Ses nerfs devaient être en train de lâcher, il ne pouvait en être autrement car par-dessus le fracas des épées, les hurlements des blessés, il crut entendre des cris de joie.

— C’est le commandant Herrick, mon commandant ! hurla Allday.

Bolitho le dévisagea avec étonnement. Jamais Allday ne l’avait appelé mon commandant.

Se dégageant tant bien que mal de la mêlée, il jeta un regard scrutateur vers les vergues brassées et les voiles sombres d’un autre navire qui se rangeait le long de son bord. Des grappins crochèrent dans le bastingage avec un bruit sourd. Bolitho vit des matelots et des fusiliers marins traverser le pont de l’Hyperion, encouragés par les blessés et les canonniers encore à leur poste sur le navire démâté. Leurs cris se mêlaient à ceux des assaillants survoltés.

Les canons s’étaient tus, et tandis que d’autres matelots rejoignaient leurs camarades en se taillant un passage à coups de sabre à travers la ligne des défenseurs de la Tornade, Bolitho vit la marque de l’amiral français s’abattre sur le pont et entendit les cris rauques des lieutenants de Herrick enjoignant aux Français de cesser le combat et de déposer les armes.

Herrick lui-même gagna la poupe l’épée à la main. Le combat avait cessé. Le vent gonflant les voiles flasques au-dessus de sa tête, il put voir le Spartan qui venait vers eux. Son équipage poussait des cris de joie, malgré les morts et les dommages subis.

Herrick lui saisit la main :

— Deux autres vaisseaux se sont rendus, et le San Leandro est à nous !

Bolitho acquiesça d’un signe de tête :

— Et le reste de la flotte ?

— Deux se sont enfuis vers le nordet.

Il lui serra vigoureusement la main :

— Par Dieu, quelle victoire !

Bolitho libéra sa main et se tourna vers la poupe. Il vit Pascœ agenouillé près du corps de Hugh. Herrick toujours à ses côtés, il se fraya un passage à travers les rangs des matelots exultant malgré leur fatigue.

Bolitho s’agenouilla à son tour, mais il arrivait trop tard. Le visage de Hugh semblait plus jeune ; les rides profondes qui le marquaient s’étaient effacées. Il lui ferma les yeux et murmura ces mots :

— C’était un brave !

Pascœ le dévisageait, les yeux brillants de larmes :

— Il m’a sauvé la vie, commandant.

— C’est vrai.

Bolitho se releva lentement, sentant le chagrin envahir son âme lasse :

— J’espère que vous ne l’oublierez pas.

Il marqua une pause.

— Comme moi-même je ne l’oublierai pas.

Pascœ le fixait intensément, les joues ruisselantes, mais ce fut d’une voix relativement ferme qu’il répondit :

— Je n’oublierai jamais. Jamais.

— Ils se sont emparés de l’amiral français, commandant, annonça Allday.

Bolitho se retourna brusquement, submergé par le désespoir et par un sentiment d’intense solitude. La poursuite, les déceptions, tous ces morts… et Lequiller avait survécu à tout cela !

Il regarda fixement l’homme qui se tenait entre le lieutenant Hicks et Tomlin. C’était petit vieillard barbu, sec et ridé, voûté, flottant dans un uniforme qui semblait trop grand pour lui. Bolitho détourna les yeux, incapable de contempler plus longtemps son ennemi qui semblait frappé de stupeur. Il se sentait à la fois honteux et trompé.

A la guerre, il valait mieux ne pas connaître son adversaire.

— Conduisez-le sous bonne garde à bord de l’Impulsive.

Il gagna l’échelle de dunette sous les acclamations de ses hommes qui lui tapaient sur l’épaule, avec une touchante familiarité tandis qu’il traversait leurs rangs en silence. Certains étaient couverts de sang.

Inch l’attendait sur la dunette de l’Hyperion, le bras en écharpe, son manteau en lambeaux jeté comme une cape par-dessus ses épaules. Bolitho le rejoignit et l’interrogea du regard. La vue d’Inch l’aida mieux qu’il n’aurait cru à recouvrer son sang-froid.

— Je croyais vous avoir donné l’ordre de garder la chambre, lui dit-il d’une voix calme.

Inch sourit, embarrassé :

— J’ai pensé que vous aimeriez être informé, commandant. Le commodore est resté sans connaissance pendant la bataille, mais il est maintenant éveillé et réclame du cognac.

Bolitho saisit sa main valide ; le visage d’Inch lui parut soudainement s’évanouir.

— Veillez à le satisfaire, monsieur Inch.

Il ignora le large sourire qui illuminait la face de Gossett, les canonniers qui dansaient et riaient. L’Hyperion démâté roulait lourdement. Bolitho avait l’impression de partager la souffrance de son navire.

Il enfonça son chapeau sur sa tête et chercha à affermir sa voix :

— Nous en avons parcouru du chemin ensemble, monsieur Inch !

Il déboucla son épée et la tendit à Allday.

— Bon, si nous voulons établir un gréement de fortune pour ramener nos prises à Plymouth, nous n’allons pas manquer de travail.

Il sentit les larmes lui venir aux yeux, mais ajouta sur le même ton :

— Eh bien, qu’attendons-nous ?

Inch répliqua dans l’instant, l’œil soudain voilé de tristesse :

— Je m’en occupe, commandant !

 

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